Fred

 

Fred

S'il n'avait qu'un papa borné, Philémon n'irait pas bien loin, et ça serait dommage pour tout le monde. Grâce aux dieux de la BD, il a aussi un tonton un peu magicien prénommé Félicien qui l'expédie à tout bout de champ sur les lettres de l'océan Atlantique, lui laissant tout loisir de déambuler sur un rayon de phare-hibou, d'affronter les pianos sauvages ou de se faire incarcérer à l'intérieur d'un zèbre. Mais ce tonton farceur ne répondrait-il pas en réalité au petit nom de Fred, moustachu natif de Paname et des Poissons réunis ?

En bon déconditionné hivernal et en bon solaire déboussolé, notre Poissons pratique avec ingénuité l'art de se décrocher des lignes réglementaires et d'échapper aux filets de l'étroite raison. Voyez son dessin : totalement insoucieux des chemins qui mènent au Prix de Rome, il a le naturel faussement maladroit de ces figurines façonnées, le soir, à la veillée, par un conteur de village au canif aussi agile que la langue. Un conteur en train de relater, par exemple, l'histoire d'une honnête départementale littéralement portée aux nues par la flûte enjôleuse d'un charmeur de routes ...

Nanti d'un Soleil angulaire très aspecté, le créateur du Petit Cirque adore le spectacle, mais avec une tendresse notoire pour les oubliés de l'envers du décor. Sa Vénus/Capricorne se fait molester par Mars, Saturne et Pluton, et à l'heure où on se démaquille dans une minable roulotte brinquebalante, vouloir vivre continûment selon les plus beaux rôles du répertoire officiel apparaît une entreprise bien hasardeuse. le Soleil opposé à Lune-Neptune le présageait déjà : si les belles normes s'avèrent invivables, c'est que notre monde "soit-disant normal" - dixit Fred - se révèle fallacieux décor de carton-pâte régenté par des fantoches, cruels mutilateurs de nos aspirations les plus naturelles et de nos rêves les plus profonds.

Prenons vite la tangente : l'ingénieux passeur Mercure va nous mener d'un coup d'aile au référentiel de nos rêves, évitant d'un bond les trop palpables vicissitudes d'ici-bas. Neptune nous cueille à l'arrivée, tout prêt à nous faire vivre "sur un autre plan que les évidences premières", comme disent nos vieux classiques. Enfin une contrée où l'apparence a la solidité du réel, où les lettres se muent en îles et les arcs-en-ciel en passerelles. Fruit savoureux d'une dérision du R, cet autre monde s'adorne aussi, bien entendu, de toutes les têtes de Turc préférées d'un libertaire bon teint. Hors de portée de leurs matraques et de leurs férules, Fred en fait ses joujoux, ses soldats de plomb enluminés, ses dociles marionnettes à la langue de bois, et sème a plaisir sous les pas de ses héros la matérialisation bouffonne des plus traîtres calembours.

Au commencement était le Verbe et son libre jeu ... Ainsi promu par lui-même dieu tout-puissant de ses créatures, Fred en oublie d'autant moins sa vocation de déboulonneur des R truqueurs, prenant même un malin plaisir à démystifier constamment son propre récit. Alors, il intercale de vénérables vignettes dans ses pages, déroute les personnages hors de leurs cases, ou encore les fait se plaindre de la mauvaise qualité du papier ... Mille façons de nous rappeler très salutairement que tout ça, ce n'est que des histoires. Et que les siennes, somme toute, sont loin d'être les plus dangereuses à croire.